Kurdes
Sakkhar ? En un sens, oui.
Lorsqu’il m’a dit:-- Tu es ma sœur, parce que… des femmes comme toi, ça
n’existe pas. Ca ne peut pas exister au Kurdistan.
(Moins vingt l’hiver et plus
quarante l’été, foutu bled.) Sans mari, sans frère, sans père ni mère, sans
famille, sans rien… Donc, si tu veux me faire cet honneur, je t’adopte,
nous t’adoptons…» Ma sœur… Merde alors. Et puis ça l’arrange parce que si
nous devons crapahuter dans les montagnes, sous le feu ou non, il faut
qu’il y ait entre nous des liens qui excluent tout qu’en-dira-t-on. Sacré cul
béni de Sakar ! (Mais il est athée et m’a fait jurer de ne jamais le
dire. Je le trahis donc. Brûler ce passage. Ou le raturer serré, il en va de la
révolution au Kurdistan, qu’il dit.)
Pas de désir -un homme marié, fî
donc ! Et puis, après trois attentats contre lui et deux ou trois
blessures graves au combat, il a toujours de beaux yeux, comme Céline, mais on
aurait peur de le casser-… mais une intense joie. Un frère ! Bigre !
Sauf que je n’imaginais pas
avoir un frère général de peshmergas
-et un peu seigneur de la guerre, coco, faut pas me la faire, frangin, si tu
crois que je n’ai pas compris que tu rêves d’en découdre pour l’agrandir, ton
mini Kurdistan en forme de bite flaccide -manquent les couilles qui, dans ta
géographie «historique», seraient taillées dans l’Iran des Mollahs- et que tu
cherches une intello française engagée pour la cause kurde et pas encartée,
bref une humaniste qui serait ta biographe dithyrambique, bref moi, dénichée
par un chasseur de tête présentement sis à Sauve qui se nomme, on a du mal à y
croire et pourtant c’est vrai, Mac Killer !!!- mais ça me va
parfaitement. Échange de sang ? Non, ça non, symbolique seulement -et le
sida coco?- C’est sérieux leur truc, devant témoins avec papiers et tout.
Le moyen âge et le 21ème siècle à la fois. J’ai donc un frère et pas
n’importe lequel. Ça me touche infiniment. Où en suis-je ?
Et, vingt dieux, un frère riche
depuis que ce salaud de Bush leur a filé quelques millions de dollars. Ça,
c’est le point noir. Le pétrole. Ils vont le payer cher. Ou bien ce sont les
iraniens qui vont le payer cher, les fadas. «Bombe sans frontières», en somme,
si on écoute le discours de leurs peu riants barbus enturbannés brrr. Ils vont
l’avoir, leur bombe nucléaire, y a pas de raison, «la bombe pour tous». Avec le
Pakistan et l’Inde qui se regardent en chien de faïence sur la frontière du
Cachemire -et la bombe dans leurs soutes- on est mal partis. Sakar le cache à
peine. Il la veut lui aussi, et il en a les moyens à présent, question de sous
et de temps, les russes soldent le matos. Mon frère. Ils vont faire sauter la
planète à force de se dissuader mutuellement de le faire.
Qui va mettre de l’ordre dans ce
bazar ? D’après Mac Killer, qui joue son contrat donc son fric et tire
dans tous les sens, je peux y contribuer. Trop drôle. Où en sont-ils, les
malheureux pour s’accrocher à un radeau si percé ? Combien vaut ma
plume ? Il n’a pas voulu me le dire. Au fond, c’est un mac haut de
gamme qui ne cherche pas une pute mais un écrivain -et une femme si
possible- ou ce qui en l’occurrence y ressemble un peu qui ne craigne pas
trop les bombes, waterproof, quoi, et engagée depuis longtemps -pas le genre à
s’être rallié à présent qu’ils ont le fric de Bush- pour les kurdes. Ça tombe
sur moi, c'est vrai que ça ne court pas les champs. Combien vaut ma plume qui relaterait en trois langues les faits
d’armes, les combats, galvaniserait les masses françaises etc ? Ils admirent la France. Ils veulent le soutien du pays des droits de l’homme
etc… Bon, c’est touchant. Mais avec les millions de Bush... Le monde politique
est bizarre.
On soutient des génocidés et
soudain, avant même que l’on ait posé son stylo, les voilà qui se retrouvent
génocideurs…
Le soutien aux ex victimes
s’avère un soutien à de futurs bourreaux. Par le jeu des alliances et des retournements de politique.
Ils vont finir par faire comme Israël, c'est-à-dire massacrer les iraniens…
-- Non, où tu vas ? Pas
massacrer, tu me prends pour qui ! Déporter ! »
s’indigne-t-il vertueusement pour rassurer la sœur que je suis, geste à
l’appui, (plof plof, je te prends un village et plof plof je te le mets
ailleurs, délicatement, les femmes enceintes dans un camion sous des couettes
avec les vieux, on a de l’éducation chez les kurdes.) Mais Sohar, plus fine, a
éclaté de rire devant ma grimace…
Comme les juifs l’ont fait aux
palestiniens. C’est pour ça que les mollahs se dépêchent de faire la bombe. Ils
n’ont pas envie qu’on leur taille des couilles dans le côté bas de leur pays,
même si historiquement (?) le grand Kurdistan comprenait bien cette partie là
de leur savane.
-- Je peux réunir dix mille hommes
et x stinger.»
Eh oui. Et tu en feras quoi,
frangin ? Une chance: ça va être l’hiver.
-- On ne se bat pas par moins
vingt degrés ! m’explique Sohar, toujours pragmatique et posée en
essuyant la vaisselle. Il le déplore, c’est un fâcheux contre temps. Même les
stingers, issus des américains et rachetés aux Talibans !!! ou aux tigres
noirs cachemiris !!! Du beau monde, quoi… s’enrayent par ce temps de
cochon.
-- Mais lorsque tu achètes du pain
au boulanger, tu ne lui demandes pas s’il vote Le Pen !» rétorque posément
Mostapha. Un fou rire comme jamais, qui s’est communiqué à tous, elle est
marrante la française… Ou plutôt c’est nous qui la faisons rire, on se demande
pourquoi. Ils sont mignons, ces héros en vacances forcées. Les stingers, des
trucs à faire sauter la tour Eiffel en deux coups- portés par un homme, ou une
femme, légers, maniables et tout, gèlent comme n’importe quoi Dieu veille.
Sohar me fait un clin d’œil et rit. -- Chômage susurre-t-elle.
Elle est blessée depuis
l’anfall ; elle a dû marcher 500 kilomètres dans la neige, les sbires de
Saddam aux trousses, les gazages type Halabja en perspective, les mitraillages
etc… elle qui était habituée à prendre la voiture pour aller acheter le journal
avoue-t-elle en riant. Contrairement à d’autres, elle a survécu mais ses
genoux, eux, n’ont pas résisté. Elle en est à sa troisième opération. A
quarante ans, elle boîte terriblement. Ça ne l’empêche pas de frotter toute la
journée. Elle me fait sentir ma nullité. Femme au foyer émérite, elle a dû
laisser sa maison familiale plus ou moins le pilaf au four. Elle n’y est jamais
retournée. Elle m’a demandé si je voulais bien l’y accompagner. Seule, ça la
noue. Comme moi au Ranquet, en somme, pour des raisons différentes. Toute sa
famille d’origine est morte sauf son frère. Elle se dit chanceuse car son mari
est vivant et ses deux fils également, ainsi que son frangin. Elle essaie de
perdre du poids car son ossature fine ne supporte pas la charge. Un visage
magnifique, fin, de poupée pâle. Elle souffre en permanence mais garde un
sourire lumineux. Il y a des rampes tout le long des murs qui mènent à la
cuisine et partout, même dans le jardin pour qu’elle puisse étendre le linge.
Il me semble qu’à sa place je ferai la tête devant les si nombreux visiteurs.
Elle, non.
-- Ce n’est pas qu’il soit macho,
Sakar -me dit-elle en pointant mon froncement de sourcils- mais il est encore
plus mal en point que moi, tu vois. Avant, il recevait lui même, faisait la
cuisine et tout, ne crois pas…
C’est à voir. Elle aime trop son
Sakar, même et surtout en morceaux pour que je la croie sur parole. Mais elle
n’est pas voilée et ne comprend pas que l’on le soit. C’est tout juste si elle
n’a pas employé l’expression de cul béni.
-- Va tenir une kalachnikov avec
un voile !» Me dit-elle tout naturellement, comme si cela constituait
l’inconvénient majeur et essentiel de la burka.
Ni discours idéologique, ni pathos
inutile, juste un constat: ce n’est pas pratique. Je me marre. Elle aussi, par
mimétisme, car je crois qu’elle ne saisit pas ce qu’elle a dit de drôle. On se
fait rire mutuellement, ça rafraîchit l’atmosphère, assez lourde il faut dire.
Un personnage, Sohar. En
aurait-elle «tenu» une ? Tiré ? Sans doute. Cette maîtresse de maison
souriante qui cuisine comme jamais est aussi une kurde issue d’un clan de
seigneurs de la guerre, sœur de l'un d'entre eux et non des moindres, la guerre
qu’elle n’aime pas mais à laquelle elle a dû participer. Son anglais est
parfait. Est-ce un hasard ? Sakar, lorsqu’on rigole ensemble elle et
moi, a toujours besoin de quelque chose ou quelque document à me faire voir
etc… Il me rappelle ma mère. Jaloux. De qui ? D’elle ou de moi ? Des
deux sans doute. Je suis la française écrivaine qu’il a déniché, lui. Je lui
appartiens. Pas à Sohar. Va te faire foutre.
Je vais aller faire la lessive et
voir si le curé n’est pas tombé dans le puits. J’appellerai Sakar ensuite. Il
s’est engueulé avec B., qui est le frère de Sohar. Il a envie que je les
rabiboche. Il m’a prévu une interview… Hypocrite. Là bas, pleuvent les bombes
ou plus exactement les jeeps. On verra. Sohar veut venir avec moi. Le pire est
que je l’aime bien. Où en suis-je ? Nulle.
J’ai vendu une toile. Ce n’est pas
tous les jours que ça arrive. Presque jamais, même. Le Christ, j’aurais pu le
vendre plusieurs fois mais je m’y suis mal prise. Une femme, belle à couper le
souffle, (franco-arabo-allemande m’a-t-elle précisé, recette à retenir) était
restée une heure devant, elle calculait comment le prendre, où le mettre, si ça
plairait à son bonhomme qui est musulman… Il fait un mètre cinquante sur deux
-le tableau, pas le bonhomme- il faut dire, et on ne peut pas le plier. J’ai
été appelée au téléphone par Mac killer, ça a tout foiré. Tant pis. Je le
vendrai plus tard. Il m’énerve, le Christ, de me regarder pendant que je
travaille. Il me tarde d’en être débarrassée. Je vais le solder.
Je n’ai pas appelé Roche. Merde.
Ni l’agent. Je vais le faire immédiatement. J’ai dit !
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