lundi 19 novembre 2012

L'instit



L’instit, version chambre d’hôte

C’est un vieux, très vieux (80 ans ? 90 ?) monsieur minuscule, aux cheveux courts, presque ras, propre sur lui, gentil, qui ne veut surtout pas déranger… Surtout pas. Il met un temps considérable à sortir ses lunettes -et commente toutes les opérations au fur et à mesure- puis, son stylo, il en a un, mais qui ne fonctionne pas, un autre, qui est en morceaux, ah ça y est, voilà le bon, celui-ci marche presque, puis un post it, mais où l’ai-je mis ? Ah ! Le voilà, je l’avais sorti tout à l’heure pour écrire le numéro d’un ami que je viens de rencontrer, un hasard bienvenu car justement je voulais le voir… tenez, c’est celui-là… Il note lentement, et re note tout ce qui lui semble important, mon numéro de téléphone -mais il l’a déjà puisqu’il m’a appelée- l’adresse de la maison -qu’il a également, forcément- le prix de la chambre, en francs et en euros -je descends chercher le convertisseur- etc…

Il veut donc une chambre. Il m’explique comiquement sans rien omettre de tous les détails, qu’il est passé hier mais n’a pas su me trouver, il est donc rentré bredouille à Malaigues où il réside -montée de Boissier, un endroit plutôt chic, mais ne croyez pas, c’est seulement la maison de ma famille, enfin non, de la famille de ma femme plus exactement, moi je ne suis qu’un modeste instituteur à la retraite vous savez, mais ce n’est pas négligeable tout de même car j’étais au dixième échelon et ça tombe tous les mois- bref, tout cela n’a pas d’importance en fait… Donc il est revenu aujourd’hui et ne m’a pas davantage trouvée, c’est le monsieur du kebab -mon locataire- auquel il s’est permis de demander s’il me connaissait, un fort gentil jeune homme du reste, un peu brun, vous voyez -il veut sans doute dire arabe mais le vieux monsieur pense sans doute que, tout condamné étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il soit déclaré coupable, il est plus délicat de dire «un peu brun», comme Yvonne, la femme de ménage de la cité universitaire qui, en parlant de Linh Nat, disait toujours: le monsieur qui est «un peu jaune»… comme s'il était affecté d’une maladie gênante mais curable- bref, c’est ce jeune homme tout à fait convenable, aujourd’hui, qui lui a dit que le panneau marqué chambre d’hôte avec un numéro de téléphone juste à côté, celui-là même qu’il avait vu du reste hier, est bien le mien, justement celui de la maison, tout de même, qu’il est buse ! Lui, pas le jeune homme. Il aurait dû y penser hier, mais enfin… c’est que sa vie est toute bousculée en ce moment, si vous saviez, enfin, tout est bien qui finit bien, il m’a trouvée, il ne va pas me prendre du temps, il voit bien que je suis occupée, c’est juste que…

Enfin tout cela ne m’intéresse pas, évidemment. Je proteste mollement. Vraiment ? Il enchaîne alors un autre épisode. Il est un ancien instituteur, il a même fait les troisièmes «spéciales», autrefois, ces classes qui préparaient les élèves des CEG à l’école normale, vous voyez, oui je vois, et même très bien, heureusement sinon il m’aurait expliqué, mais il a un peu perdu la pédagogie depuis le temps… Et en ce moment, il déménage, enfin presque, c’est bien du tracas à son âge, encore qu’il a beaucoup de chance, il se porte remarquablement bien et même jardine un peu chez lui, enfin, plus vraiment chez lui etc …

Il est un cas que je ne parviens pas à situer. Il est visiblement à l’aise, habite la région. Il ne semble pas un voyageur. Ni un touriste. Ni un nouvel arrivant en instance. Il a sans doute besoin d’un pied à terre provisoire. En tout cas, il est enchanté. La chambre est agréable, le prix tout à fait raisonnable etc…

Il se montre soudain un peu gêné. Serait-il possible de l’avoir pour cette nuit même, et pour six mois environ ? Soit. Il remercie longuement. Insiste pour me verser des arrhes. Si si j’y tiens, si quelqu’un venait derrière moi et proposait plus, on ne sait jamais. «Ça me rassure, je suis comme ça.» Il me tend vingt euros de force pour être «sûr». Le cas est rare. Puis, il précise que la chambre n’est pas pour lui, mais pour une dame de ses amies. Je marque l’arrêt, l’expérience m’a appris que ce genre de délégation est parfois funeste. En ce cas, je veux la voir et qu’elle aussi voie la chambre, évidemment. Soit. Vous ne serez pas déçue, elle non plus. Vous verrez, nous viendrons ce soir si cela vous convient. Elle a 50 ans, elle est vendeuse, parfaite à tout point de vue. Vraiment, extraordinaire. Je souris. Il est touchant.

Le soir, ils m’attendent dans sa belle voiture neuve. Je suis en retard (EDF). O stupeur. Cinquante ans ? Elle a l’air d’en avoir trente. Jolie, élégante, en jeans impeccable et baskets, les cheveux courts coiffés en frange épaisse sur le devant, des yeux noirs en amande, superbe une Diana rousse. Et en plus, sympathique. Je ne comprends toujours pas. Puis je comprends. Ils ont l’air heureux. Amoureux. Elle lui tient le bras dans le jardin, tendrement, car il y a les trois marches du perron, assez hautes à gravir dans la demi obscurité. Elle a la tête de plus que lui, le caresse doucement sur le bras comme un enfant, il est si ému qu’il ne retrouve plus son argent pour me payer. Ce n’est pas grave. Il est très contrarié tout de même. Où a-t-il mis son porte feuille ?

Il m’appelle vers 11 heures car il ne parvient pas à ouvrir la porte d’entrée pour sortir. Diana dort. Il n’a pas voulu la réveiller, évidemment. Je ris, il est si chose, dans l’escalier obscur -il n’a même pas allumé la lampe pour ne pas déranger-. Je lui montre la serrure, le loquet. Ce n’est pas difficile mais il doit éprouver quelques difficultés à voir de près. Apparemment, il rentre chez lui. Je suis en retard, me chuchote-il, mais ce n’est pas grave, il y a la télé (?) Bonsoir, à demain, désolé, ce n’est pas mon genre de ne pas payer, si vous saviez combien je suis ennuyé, mais de toutes manières je vous apporte l’argent à la première heure. Non, ce n’est pas la peine. O mais si, je suis si confus. Pensez vous, ce n’est rien. Je vous assure, je ne sais pas comment ça s’est fait, sans doute en ratissant mon allée. Je vous en prie, ne venez pas si tôt pour cela. Entre collègues… Mais ça ne fait rien, vous ne me connaissez pas, finalement. Vous ne savez pas que je suis honnête. Mais si cela se voit etc… Bonne nuit. Ouf.

Ce matin, il me tire du lit à huit heures ; le porte monnaie était dans sa sacoche hier, tout au fond, il avait glissé, il ne l’avait pas vu, il a horreur de devoir de l’argent à quelqu’un, il attendait pour me payer depuis sept heures, il ne voulait pas me réveiller etc… A demi endormie, je mets les billets sans les compter dans la poche de mon caban, remercie et file me faire un café bien fort en le maudissant plus ou moins, sans quitter un sourire amusé. Je lui ai proposé le salon commun, il n’en veut pas. Diana non plus. C’est pour que l’on soit tranquilles, vous comprenez ? Oui, j’ai enfin compris. On en apprend, des choses. La jeune femme -50 ans ? Comment fait-elle ? Non, ce n’est pas possible- a ouvert sa porte en tenue légère. J’ai entrevu un corps de déesse, senti un léger parfum. Souriante. Bonjour. Bonjour. Je me sens un peu inadaptée. Comme avec EDF. Toujours. Il m’avait dit qu’il prendrait la chambre pour six mois (au moins.) Mais elle m’annonce en enfilant un peignoir élégant qu’elle n’en est pas sûre, elle. Un mois seulement, dit-elle. Et elle ajoute drôlement: enfin, on verra. J’ai compris: il est à l’essai, en somme. Pas encore titularisé. Je suis un peu triste pour lui. Mais il a de la chance tout de même, même si ce n’est que pour un mois.

Et elle ? Je m’interroge. Je ne sais pas. Elle le bichonne complaisamment. Que se passe-t-il entre eux que j’ai du mal à imaginer ? Je ne peux m’empêcher d’y penser, en me reprochant ma coupable indiscrétion mentale. Et de quoi je me mêle ? Bon. Cessons ces vilains phantasmes. Soudain, je me sens remarquablement normale. Finalement, je ne suis pas si inadaptée que cela.

Je me prends à penser qu’elle a dû être violée autrefois et que ce vieux monsieur cultivé, courtois et généreux, bref, amoureux, qui ne doit pas lui paraître dangereux, a su l’apprivoiser. Qui sait ? C’est fréquent. Ou alors qu’il lui apporte une sécurité matérielle et affective dont elle a besoin parce que, sous son allure de star, elle est peut-être plus démunie qu’il n’y paraît. Le curé, qui met toujours une «culotte» sur le David nu du mur du salon de télé, lorsqu’il reviendra, va sans doute prier pour les pécheurs... lui qui a peur des femmes, du moins des jeunes jolies -pas trop de moi, qui suis la proprio-, du péché, de la Babylone moderne dans laquelle nous sommes plongés jusqu’au cou par le démon…

Lorsque je lui ai dit que j’étais née un lundi de Pâques, exactement à minuit et demi, juste au moment où toute la maternité Bonefond, que l’on appelait autrefois la maison de santé protestante, scandait joyeusement «Christ est ressuscité», il s’est figé, stupéfait. Oui, en 48, le lundi de Pâques tombait un 29 Mars. Il en était bouleversé. Ça alors. Puis il a observé en souriant et en me regardant d’une toute autre manière, presque admirative:
-- Mon Dieu, en effet… Le lundi de pâques ! Le jour et à l’heure même de Sa résurrection ! Ou du moins à l’heure où Il a décidé de Se montrer. Le Christ notre Seigneur en effet est apparu en premier… à Marie-Madeleine.  A la pécheresse, pardonnez-moi, ce que vous êtes. (Il doit penser à Erwan.) Par la grâce de Sa modestie. Une pécheresse rachetée par Sa bonté infinie et ce signe particulier qu’il lui a envoyé, sa vision de lui-même ressuscité. Et vous êtes née justement à ce moment-là, 1948 années après… J’ai d’ailleurs toujours senti en vous quelque chose qui… Sa bonté est infinie. Il a voulu montrer qu’Il ne rejetait personne. Qu’Il était toujours du côté de ceux qui…
-- Pécheresse ? Pécheresse ? Non mais, de quoi vous mêlez vous ?
Il avait ri, pour une fois, de mon indignation. Pécheresse ! Mais une pécheresse née le jour même de l’apparition du Christ force le respect. Il me remonte le moral, finalement. Quoique… Selon lui, c’est pour se mortifier en quelque sorte que le Christ serait apparu précisément à celle qui en était le moins digne, à l’exclue, la pécheresse qui avait échappé de justesse au peloton (la lapidation en ce temps). Bien sûr. Tiens donc. Je ne sais pas s’il faut en être fière après tout. Ce maudit curé a parfois des intuitions intéressantes… Et funestes.

Sacré curé. Déjà que son copain, curé lui aussi, va se marier prochainement…
Et ce vieil amoureux avec sa jeune compagne… Que dire ?
Ça me fait 200 Euros par mois. Je vais aller au restaurant.

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