Le lendemain
Ca s’arrange… J’ai même réussi à
monter au premier et à prendre une douche chaude. C’est mieux que l’eau froide.
Pourquoi ne puis-je m’autoriser ces plaisirs simples ? Pourquoi me
mortifier ? Dormir sur le sol et me laver à l’eau froide ? Je mérite
une douche chaude. Et un bon lit. Même si la guerre fait rage en Irak et
ailleurs. Et de dormir huit heures. Ce que j’ai fait. Je n’ai plus mal au dos.
Cette fois, c’est Simone Weil que j’évoque (la sombre philosophe anorexique,
pas la ronde ministre souriante, évidemment.)
J’ai aussi contacté l’agent. Il
reste à lui faire le mail. Ça, ce n’est pas difficile. Autant je bloque sur le
courrier, autant les courriels et le téléphone ne me dérangent pas. C’est
abstrait, quasi anonyme.
José a réparé ma porte. J’ai de
bons amis. Pas les mêmes qu’avant, mais ça ne fait rien. J’ai fait le ménage,
en somme.
Inévitablement, Erwan a appelé.
J’ai raccroché aussitôt. Il n’a pas insisté. Heureusement qu’il n’a pas
d’argent, sinon…
J’ai apporté le linge mais pas eu
le temps de le laver. Cela prendra plusieurs jours. Je file au Ranquet. Ma
porte, enfin ! On a des plaisirs simples… Une porte ! Le curé va
bien. Comme prévu il n’a rien fait sauf prier. Je ne sais pas s’il a trouvé
Dieu mais à tout hasard je vais demander à José de bloquer la porte du puits on
ne sait jamais. Je lui ai demandé de tondre. Il a commencé par détraquer la
débroussailleuse, assez spéciale il faut dire. Espérons que José saura la
redémarrer. Moi, je n’ai pas la force en ce moment. Et je ne veux pas
l’humilier.
José a démarré la débroussailleuse
et le curé s’est régalé. Finalement il n’a pas un tel poil dans la main, juste
un blocage devant les choses mécaniques et l’électricité qui le terrorisent. Il
était tout content, un gosse. Du coup, je crains de l’exploiter. Auparavant,
c’était lui qui m’exploitait. Mais s’il tond réellement un hectare entier, même
si je m’en suis déjà acquittée récemment, ce qu’apparemment il est décidé à
faire, c’est moi qui vais l’exploiter. Où est la marge ? On est toujours
sur le fil du rasoir.
J’ai mangé cinq ou six nems au
poisson, comme ça, l’air de rien, en conduisant, et bu un litre de lait. Puis,
au retour, une tourte au fromage entière, l’orgie, avec encore du lait, re
orgie, tout en roulant.
Familles
pathologiques
Je mange comme Elizabeth
d’Angleterre signait ses arrêts de mort, distraitement, l’air de ne pas savoir, entre deux dossiers.
Elle éprouvait pour la hache un dégoût** qui à son époque passait pour
singulier voire un peu pusillanime. Une reine ! Et la fille d’Henri
VIII ! (Mais peut-être, justement…) Cet instrument de règne peu coûteux et
efficace était alors considéré comme la base de tout pouvoir, absolu ou non, et
en tout état de cause hautement générateur de paix, (et en un sens il l’était.)
Dudley l’avait fort bien compris qui lui cachait toujours ses ordres
d’exécution dans une pile, entre deux demandes de subventions pour orphelinats
ou fondations culturelles diverses, lui tendant la liasse l’air de rien, à un
moment particulier, en fin de journée ou avant une audience importante et
délicate qui l’absorbait entièrement. Elle signait à la hâte en relevant
seulement le coin des documents, sans lire. Surtout ne pas lire.
C’est ainsi que la Stuart qui attendait depuis des mois à Fotheringay a enfin
pu être décapitée, au grand soulagement de tous -y compris d’Elizabeth qu’elle
avait essayé de faire assassiner-.
Le matin, la reine s’indigna. On
lui avait fait accomplir contre son gré quelque chose d’horrible, la
mort de sa propre cousine, de sa sœur, que ne pouvait-elle revenir en
arrière etc… Hypocrite ? Non. On se ressemble. Elle devait avoir une peur
atroce du courrier, de ce qu’une dépêche reçue ou envoyée pouvait générer, en
l’occurrence la hache et la mort, bref de toutes les taches désagréables mais
indispensables qui incombaient à la souveraine qu’elle était… et ces choses
terribles qu’elle savait devoir faire mais qu’elle ne pouvait se résoudre
à faire, elle feignait de les ignorer, de les exécuter
sans s’en rendre compte, en pensant à autre chose, par distraction*. Comme moi,
manger.
Quels étaient les démiurges
terrifiants qui la harcelaient, elle ? Dans son cas, c’est facile: sa mère
Anne Boleyn -une aficionada du green responsable entre autre de la décollation
de Thomas Moore- avait à son tour été décapitée sur ordre de son père Henry
VIII, autre fervent de la machine, version Tudor de l’arroseur arrosé… et
elle-même, dans sa folle jeunesse, avait failli y passer de la même manière…
une vague histoire de cul et de religion, très exactement d’inceste avec le
jeune mari intriguant et déluré de sa mère de substitution -la bonne Catherine
Par, veuve soulagée de son barbe bleue de père- qui l’aurait harcelée et serait
peut-être parvenu à ses fins, le viol constituant alors un système efficace
fort en vigueur pour forcer un mariage et ainsi se placer socialement, en
l’occurrence devenir roi d’Angleterre. Elle ne s’était pas trop défendue
dit-on et, par la grâce de
sa demi sœur Mary la catholique dite non sans raison bloody Mary, ça a fait un
apéritif depuis, la hache n’était pas passé loin de son cou gracile. Enfance.
-Et moi ?-
A côté des Tudor, même ma famille
paraît normale, c’est dire. Un cas pour psy, ces rois d’Angleterre. Un père
purulent (syphilitique) qui répudie -et probablement empoisonne- sa femme qui,
au bout de huit ou neuf grossesses, n’avait pu produire qu’une maigre fille
moche et tarée (la fameuse bloody Mary)… sa femme qu’il accuse d’être maudite…
(Certes les rois Catholiques d’Espagne promoteurs de l’inquisition dont était
issue Catherine ne constituaient pas un modèle de bienséance équilibrée mais
enfin elle était plutôt réussie par rapport à sa sœur dite la Loca -folle- qui
voyageait et dormait avec le cercueil suintant de son mari Philipe, dit le Beau
mais présentement réduit à l’état visqueux, parfois ouvert pour un baiser
vespéral -un prétendant ambitieux et cupide, lorsqu’il sut qu’il devrait
cohabiter nuit et jour avec son prédécesseur auquel, en épouse aimante, elle ne
manquait jamais de demander son avis sur tout, renonça, épouvanté, et à la
femme, et au trône qui allait avec-.) Un père donc qui emprisonne sa femme -et
sa fille dans la foulée- pour épouser une sanglante parvenue qui ne lui donne
également qu’une fille, Elizabeth -mais réussie, celle-là-… puis, sur son élan,
fait couper la tête à la maman au moment même où il organise dans la liesse
populaire les fêtes de son troisième mariage avec une frêle adolescente de pur
sang bleu… qui meurt en lui donnant un fils avarié etc etc… (Si cela
constituait un scénario de film, on le dirait trop chargé.)
… Et qui à sa mort laisse dans sa
descendance -comme dans le pays- un merdier comme on n’en conçoit pas dans les
pires familles de la DDASS: les deux demi sœurs, la catholique et l’anglicane
s’accusant mutuellement d’être bâtardes -ce que leur père commun avait du reste
affirmé de l’une comme de l’autre- et se voulant mutuellement la peau par
partisans interposés -ou directement-… Une malheureuse cousine de dix-sept ans
mise malgré elle sur le trône pour réconcilier les sœurs ennemies ou plus
exactement leurs fidèles… et aussitôt décapitée sur ordre de Mary, avec, comme
il était d’usage, toute sa famille et ses partisans… et ensuite l’autre Mary,
la redoutable fada écossaise -une cousine elle aussi- dont le jeune mari roi de
France (avarié, comme tous les fils de la Médicis) pourrissait par les oreilles
fourbissant ses highlanders -dans tous les sens du terme- pour s’emparer de
l’Angleterre «vacante» -avant d’être décollée à son tour, mais par Elizabeth
cette fois-… après un bain de sang en Ecosse comme jamais… Tout ceci constitue
la suite (mais non la fin) du scénario mis en place par Henry VIII et ses
pantalonnades. Entre le règne de bloody Mary désireuse de venger sa mère, sa
religion et son honneur… et, au Nord de la Severn, celui de l’autre intégriste
franco-écossaise qui se croyait investie de la tâche divine de restaurer la
pureté du sang des rois d’Angleterre (!) et le catholicisme partout, la grande
Bretagne vit à ce moment là, en une épouvantable féria, plus de la moitié de sa
noblesse étripée ou raccourcie sans distinction de sexe ou d’âge…
Qu’Elizabeth ait été marquée par ce
passé, certes… au point, comme moi, d’affecter de ne pas lire son courrier, ses
ordres d’exécution, peut-être… et surtout désireuse de rétablir la paix à tout
prix, c’est évident et fort louable. C’est ce qu’elle fit, du reste, et d’une
manière inattendue, en adoptant immédiatement… le fils de cette Stuart qu’elle
venait de faire décapiter… unissant enfin sans autre effusion de sang sur cette
pauvre tête fêlée***, la couronne d’Ecosse et celle d’Angleterre… A condition
toutefois qu’il ne fasse pas toute une histoire de la décollation de sa mère,
qu’il accepta en effet de fort bon cœur. (Son fils sera lui aussi décapité,
par les bons offices de Cromwell, cette fois.)
Alors ? Les drames du passé
seraient-ils la cause de ce refus de voir la vie, de manger, de lire son
courrier, chez Elizabeth comme chez moi ? Chez moi, c’est moins lourd, mes
parents n’étant par chance pas rois d’Angleterre et les rancœurs ne
s’exprimant pas de la manière tranchante qui fut la marque des Tudor (entre
autres). Mais tout de même, ce n’est pas mal non plus… Qu’on regarde.
*La hache à laquelle Elizabeth répugnait, elle l’utilisa parfois avec allant, notamment contre les révoltés catho d'Ecosse, avec, variante très en vogue, découpage en "quartiers" et arrachage de foie... et envers un gigolo irritant.
-Très susceptible quant à son apparence physique, elle pouvait, si on la vexait
sur ce point, se montrer la digne fille d’Henry VIII. - Ainsi celui-ci, qui
s’était moqué de ses vilaines dents et l'avait par ailleurs réellement trahie se vit derechef décoller, si l’on peut
dire.
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