Ce matin, rien ne va plus mais ce
n’est pas grave. C’est même plutôt drôle. Le curé est venu. On a coupé
l’électricité au Ranquet. Le courrier, évidemment. Depuis trois jours.
Et il ne m’a rien dit depuis tout ce temps !
-- Mais pourquoi ne pas m’avoir
téléphoné immédiatement lorsqu’ils sont venus ? Pourquoi les avoir laissés
faire ? J’aurais réglé tout de suite par carte bleue, au téléphone,
c’est simple, ça m’arrive tout le temps.
Réponse extravagante.
-- Oh, ça ne me gênait pas
trop, je ne regarde plus la télé, alors… Et puis je n’avais plus
d’unités sur ma carte de téléphone, alors...
-- Mais moi, ça me gêne,
y avez-vous pensé ? Il y a un congélateur en bas. Pour vous économiser
trois euros, vous m’en faites payer cinquante.
Non. Il n’y a pas pensé. Je suis
assez fière de moi car je l’ai presque attrapé.
-- Vous payez une maison et une
terre… le prix d’un studio. Ça vous arrange, moi aussi, soit, mais il faut
m’appeler si quelque chose ne va pas… C’est la seule contrainte. Pas énorme.
Sinon, ce n’est pas équitable. Il n’y a que vous que ça arrange. Moi, j’ai les
mêmes emmerdements que si vous n’y étiez pas.
Il a répondu posément:
-- En fait, si, ça m’a gêné mais je
ne voulais pas vous le dire pour ne pas vous vexer, j’avais peur de m’énerver.
(!) Mais pourquoi ne pas avoir regardé votre facture ?
-- D’accord, je suis en tort sur ce
point, mais c’est justement pour cela que je vous laisse la maison… Sous ces
conditions, entre autres.
Il est parti, un peu perplexe,
manger au Chou braisé (un restau bon marché) m’a-t-il dit, pour se remonter le
moral. Et c’est encore moi qui me fais engueuler ! a-t-il observé en
sortant… Il a raison… et tort à la fois. J’aurais dû payer, soit, mais est-il
concevable que le gaillard ait vu sans réagir des types lui couper
l’électricité… et n’ait rien fait ni sur le coup ni depuis trois jours ?
Du reste, il n’est venu que pour voir son copain curé -qui, horreur absolue,
est amoureux et envisage de se marier- c’est juste en passant qu’il m’a annoncé
le scoop. Si je peux faire rétablir, il n’y a pas urgence mais ce serait mieux.
Ce n’est certes pas à moi qui ne lis pas mon courrier de donner des leçons de
normalité à quelqu’un, mais là tout de même…
Je ne suis pas mécontente
d’avoir trouvé plus taré que moi mais en l’occurrence ça ne m’arrange pas. Etait-il déjà comme ça avant ou cela provient-il de son trauma crânien lorsqu'il cherchait Jésus et qu'il l'a trouvé au fond d'un puits.. où il a mariné quelque temps avant que les pompiers ne le trouvent?
Une idée me vient, funeste: si on
venait cambrioler, s’il y avait le feu ou un événement du même ordre, me
préviendrait-il seulement ? Je crains que non, sauf, cas hautement
improbable, où on lui aurait emporté une image pieuse ou un de ses petits
tableaux gris cul cul qu’il encadre avec soin et maladresse. Pour le reste -la
maie etc.. - il serait capable de me dire «je
ne m’en servais pas donc ça ne m’a pas dérangé…» Son égocentrisme est
incommensurable. Il me rappelle mon père. (Ont-il subi tous deux des traumas
identiques autrefois ? Oui. Mon père, au cours d’une escalade, avait
dévissé sur trente mètres, à dix-huit ans, et s’en était sorti par miracle,
c’est peut-être là l’explication de son comportement ensuite.) Ce n’est pas
qu’il soit égoïste, c’est pire: il ne voit pas les autres, tout
simplement. Il n’y a là aucun calcul comme chez certains arrivistes
impitoyables qui cultivent avec brio cette propension éminemment utile dans la
vie. Chez lui, c’est instinctif -et cela ne va pas toujours dans le sens de son
intérêt, ce qui est un signe-.
Il est d’une totale bonne foi, il faut seulement lui faire observer de manière itérative qu’il y a un paramètre qu’il a oublié, les autres. «J’existe». Il en convient alors, il n’est pas mauvais type, et en tient compte aussitôt (parfois même il s’excuse comiquement d’avoir oublié)… mais c’est si peu naturel pour lui que trois minutes après il faut recommencer à l’identique sur une autre question. Il fonctionne comme un enfant. Lorsqu’il est parti au Ranquet, ses bagages devant la porte, je lui avais demandé s’il avait bien rangé (son studio) et il m’avait répondu, souriant et satisfait:
– Oui, j’ai bien mangé.»
Il ne lui venait même pas à
l’esprit que présentement je me souciais moins de son estomac que de l’état des
lieux qu’il laissait. Ai-je fait une si bonne affaire avec lui ? Le
Ranquet est en des mains percées, pardon, Brite, je n’ai pas trouvé mieux
pour la sauver, ta foutue baraque.
On rétablira lundi. Ça me coûtera
50 Euros. En représailles, je vais exiger qu’il tonde et surtout lui interdire
de se chauffer au bois… Et récupérer la télé qui me manque en bas, puisqu’il ne
la regarde «plus»… Il m’avait demandé de lui acheter un poêle, j’avais répondu
évasivement ; c’est moins cher que le fuel, soit, et il y a sur la terre
de quoi faire du stock, certes, mais… les peintures viennent d’être refaites en
blanc pour éclairer la bâtisse assombrie par les cèdres et il est capable
de tout noircir puis de me dire ensuite que ça ne le dérange pas du tout
car il aime le gris, je commence à connaître le personnage. Télé, tonte
et statut quo pour le chauffage, je n’y aurais pas trop perdu, tant pis pour
lui. Peut-être a-t-il déjà tondu du reste, c’était dans ses intentions,
rarement suivies d’effet mais on ne sait jamais. (Suite de la saga ici)
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