lundi 26 novembre 2012

Secret de famille



L’aveu

Voici. Erwan a laissé avant-hier un message sur répondeur, inaudible, au terme duquel il assure… avoir surpris [X, qu'il considère comme mon "ennemie"] avec un gus. Un «vieux» selon lui, mais c’est sans doute relatif. Et il est indigné! Je me demande le but de la manœuvre. Car il a un scoop, hélas, et de taille: il ajoute à titre de preuve un élément qu’il sait et que je sais également (qui m’avait été affirmé par… disons une Parque revenue des enfers et qui y est retournée)… et que je n’ai jamais dit. A personne. Donc ?… Cela m’a glacée: il est sans doute au moins exact qu’il la connaît bien… Peu importe, mais pourquoi dévoile-t-il un tel "secret" -qu’il pense que j’ignore-? Par vengeance ? Vis-à-vis de qui ? D’elle ? De moi ? Veut-il me blesser ? Ce doit plutôt être l’inverse: funeste Salomé, il croit me faire plaisir en m’apportant sur un plateau la tête de ma soi disant  «ennemie». Quand je n'en veux pas et ne la lui ai jamais demandée.

Dans son esprit fêlé, est-ce elle qui serait déshonorée? Ce serait bien dans sa manière... Supposer qu’il m’offre ainsi une preuve d’amour qui va forcément me réconcilier avec lui, mon preux chevalier… est tout à fait dans le personnage, la barbarie de son enfance Anatolienne lui colle à la peau, mélange d’intelligence manipulatrice redoutable et d’insondable imbécillité. En un sens, tant mieux, car ainsi il fait moins de dégâts. Je tiendrais donc grâce à lui de quoi faire tomber mon "ennemie", la preuve absolue de sa marginalité abjecte, de sa tache indélébile etc... Comme si je pouvais me comporter de la sorte. Mœurs de la Turquie profonde.

Pourquoi cette perversité? Cette haine contre une innocente même si elle m’a fait du mal. J’ai soudain le sentiment irrépressible qu’Erwan décalquerait le côté le plus noir de moi, ce que je suis aussi et que je ne veux pas savoir, ce que je n’ose pas être, un Mr Hyde immonde qui se cacherait derrière un Dr Jeckyll irréprochable. Il serait pour moi, même à présent que nous ne nous voyons plus, un horrible objet de transfert. Souvent, il m’était arrivé de pointer entre nous une sorte de transmission de pensée  extraordinaire ; il énonçait soudain à voix haute ce que je venais de penser au même moment sans avoir eu le temps de l’exprimer en turc. Soit. Mais là, on dépasse la simple transmission de pensée -à la imite compréhensible puisque la réplique s’inscrivait toujours dans une conversation soutenue et après tout, elle était parfois logique-. Et malgré ou à cause de sa naïveté, Erwan est loin d’être idiot.

Mais ici, on franchit un cran: il transmettrait fidèlement ce que je ne sais pas avoir en moi, qui y gît cependant, un pan sordide de mon être que je ne connais pas moi-même ou que je ne veux pas voir. (Notons que je n’ai pas dit «inconscient».) N’ai-je pas éclaté, dans le restau de José, il y a peu ? Il s’agissait d’une crise de nerfs, d’une réponse à une attaque ? Soit, mais toutes les agressions ne se donnent-elles pas pour des ripostes ? Suis-je sûre qu’il s’agissait de justice ?

La haine froide que j’ai éprouvée un moment après la mort de Pauline ne m’a-t-elle pas fondée à envisager dans quelque recoin de mon âme obscure une vengeance ? Si. Bien sûr.

Rejetée ensuite comme: «marginale, folle, quelqu’un qui ne sait même pas ce veut dire aimer, qui n’a pas eu de Vraie Famille heureuse et épanouie où on s’aime et où Tout est clair, comme j’ai eu de la chance d’avoir, moi, ça vaut Tout l’or du monde, tous les diplômes du monde, d’avoir eu ça… Ca dure toute la Vie… Tu es quelqu’un qui n’a jamais connu l’amour de ses parents, pas comme moi et qui surtout n’a jamais connu l’Amour, quelqu’un de déséquilibrée comme ta mère… tu n’as jamais connu non plus l’Amour d’un homme, et tu ne peux pas comprendre le bonheur simple de ceux qui s’aiment dans un couple et sont Tout absolument Tout l’un pour l’autre et ne se cachent rien…» Turlututu…
J’avais tout oublié. Pas lui. La mémoire m’est revenue après son message sur répondeur. Mon inconscient ? Si l’on veut. Mon «Erwanan», plutôt.

L’écriture ne ment pas: ce que l’on peut lire chez certains insoupçonnables est hautement révélateur et stupéfiant. Ses propos étaient exacts, en partie seulement, l’outrance en moins. (Sauf que tout cela n’avait rien à voir avec l'histoire -c'était censé être une réponse- et que c'était l'hôpital qui se moquait de la charité.)
Sauf que tout ce discours pouvait exactement se lire à l’envers. A un point extraordinaire.
-- Tu vois combien elle t’envie et t’aime ! fut la stupéfiante conclusion après lecture de la lettre, en s’esclaffant au fur et à mesure qu’il progressait… lettre que j’avais malencontreusement oubliée dans un coin avec des épluchures et cendres de cigarettes par dessus, de Dimitri. Il n’avait pas tort. Je n’y avais pas pensé, je n’avais pas voulu y penser, ayant aussitôt mis le poulet à la «poubelle» (mais le ménage est irrégulier.) Or j’étais, moi, en possession d’éléments qui auraient dû me permettre d’effectuer cette analyse ; pas lui. Son intuition avait magistralement suppléé son défaut de connaissance. Et mon savoir, annulé l’intuition. Toute la lettre pouvait et devait se lire exactement à l’envers, point par point, au détail près. C’était, au sens du terme, fou.

Et voilà que «ça» s’exprime soudain par Erwan interposé. En termes directs, odieux et injustes, car lui ne fait pas dans l’euphémisme ni même la justice… et passe outre la base de tout, elle est une victime, même si ensuite elle hurle avec les loups, et plus fort encore que les loups pour se démarquer. Suis-je sûre que cela ne me satisfait pas, tout au fond de moi ? Suis-je sûre que la lame acérée qui, dans cette lettre affouillait ma plaie, malgré mon mépris de surface, ne m’a pas excédée et poussée à envisager -à titre de phantasme informulé seulement- une rétorsion de ce type ? Non. Je suis même sûre du contraire: l’arroseur arrosé est toujours d’un inépuisable -et cruel- comique. Qu’on y songe. C’est si drôle en effet. Il faut presque l’algèbre pour s’y retrouver. Voici.

Une exclue (puissance 10) que nous appellerons l’exclue A dramatiquement traumatisée, après avoir rejeté et fait rejeter une autre exclue dite B mais beaucoup moins exclue et beaucoup moins traumatisée, le rapport étant de 1 à 10 (et ceci, au moment même, crucial, où l’exclue B dévoile à un autre les causes de sa souffrance)… en termes odieux ultra violents, les mêmes sans doute qui lui avaient été appliqués autrefois (mais pas par l’exclue B, qui au contraire l’avait soutenue!)… une exclue A donc, qui malgré ou à cause de son désir de se laver de la «tache» en abattant l’exclue B, (qui n’a absolument rien à voir avec l’affaire) se voit soudain remise en place par un ange noir avec des arguments abjects exactement identiques à ceux qu’elle avait utilisés pour démolir l’exclue B (mais en l’occurrence, ils sont exacts)… cela paraît en effet l’œuvre d’une justice immanente et cruelle, en un sens équitable, qui veille à rétablir les choses à leur place pérenne. C’est absolument magnifique ; on dirait un roman de gare, au dénouement tiré par les cheveux. Et c’est exactement ce qui s’est passé. Je ne pouvais imaginer mieux. Coup double. Erwan me venge et… je n’en suis même pas responsable. Ce salaud a un sens de la justice, si l'on peut dire, il faudrait plutôt dire du talion, sur développé, ce n’est pas la première fois que je l’observe:
-- Tu m’appartiens comme je t’appartiens, je serai toujours là pour te protéger, même si tu me quittes» m’avait-il dit autrefois. Il avait ajouté, avec une pertinence désopilante compte tenu de notre différence d’âge:
-- Tu n’es pas très adaptée à la vie parce que tu es comme une enfantTu ne sais pas de quoi les gens sont capables. Moi, si. Et moi je suis comme eux. Si tu n’avais pas vécu ici, en "riche", en petite fonctionnaire protégée, tu serais morte. Si j'étais comme toi, je serais mort. Ça me plait chez toi, et m’énerve à la fois. J’ai envie de te bousculer.»
Et vice versa. Erwan !…

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